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L’Entretien : Charlotte Sineau « Écouter pour déployer la bonne offre »

Si son destin semblait tout tracé au service achat d’une grande enseigne de décoration, Charlotte Sineau, a au contraire choisi de bifurquer. Il y a deux ans, elle a créé, à Nantes, River Home, une start-up de conseil déco 100 % en ligne. Destinée aux particuliers, son offre séduit désormais de plus en plus d’entreprises. À tel point que sa dynamique fondatrice vient de recevoir deux offres de rachat.

Charlotte SINEAU, cofondatrice et présidente de River Home

Charlotte SINEAU, cofondatrice et présidente de River Home © Benjamin Lachenal

Après sept ans en tant que chef de produit chez Maisons du monde à Vertou, vous avez choisi de basculer dans l’univers des start-up. Pourquoi ?

Je ne me retrouvais plus dans le poste et les missions que l’on me confiait au quotidien et j’ai vu un poste de responsable de marque pour développer Follow me, une start-up du groupe Eram (Saint-Pierre-Montlimart, Maine-et-Loire). Comme j’avais effectué mon alternance et mes jobs d’été chez eux et que tout s’était parfaitement passé, j’ai accepté. Cela m’a permis de me focaliser pendant deux ans sur comment faire du business. La start-up, qui développait un concept de vente en ligne de prêt-à-porter pour les magasins de centre-ville, a progressé de 70 % la première année et 30 % la seconde. En revanche, le business model n’était pas bien monté. J’ai alors dit à la direction que même si on affichait une grosse croissance, il valait mieux arrêter là. Néanmoins, je me suis éclatée pendant deux ans à monter les équipes, fédérer autour du projet et me pencher sur toute la stratégie de développement de la start-up. J’ai adoré ce côté électron libre et devoir me débrouiller seule de A à Z pour dresser des bilans et en tirer les conclusions nécessaires.

C’est à ce moment-que vous avez eu le déclic pour entreprendre ?

Oui, effectivement. Comme j’adore les chiffres, la stratégie et le business de manière large, je ne me voyais plus continuer dans une boîte où je savais qu’en me levant chaque matin, on allait terminer dans le mur. Il était donc temps de monter ma propre boîte. J’avais désormais toutes les cartes en main en termes d’expérience et de connaissances pour me lancer dans la décoration responsable. Cela me tenait à cœur de faire bouger les lignes pour que chacun puisse se sentir bien chez soi tout en prenant soin de la planète… Je voulais vraiment créer une rupture et devenir en quelque sorte le Yuka1 de la déco.

À la base pourtant, je ne me suis jamais dit que j’allais entreprendre. Mais je me suis rapidement rendue compte à travers mes expériences professionnelles que j’étais toujours celle qui acceptait tous les projets à côté de ses propres missions. J’ai tendance à m’ennuyer rapidement sur des missions régulières. À l’inverse, dès qu’il y avait des missions annexes sur des sujets transversaux comme travailler sur la traçabilité ou réaliser des audits sociaux, je m’éclatais car il fallait tout réaliser en autonomie totale. Au fil des années, j’ai pris conscience de cette appétence pour l’entrepreneuriat et j’ai réalisé que, sans projet annexe, je ne pourrai jamais exercer le même métier longtemps.

Finalement, quand j’ai prévenu Eram que j’arrêtais de travailler pour Follow me, j’ai également évoqué ma volonté d’entreprendre. Le groupe m’a demandé d’en savoir plus sur mon projet… qui était tout sauf défini. Potentiellement intéressée pour investir, la direction m’a alors donné dix jours pour préparer une présentation, avec un budget prévisionnel, le marché visé, la vision de l’entreprise…

Comment avez-vous procédé avec un timing si serré ?

Comme je n’avais clairement jamais fait un pitch deck2 de ma vie, je ne savais pas du tout par quel bout commencer. J’ai donc enchaîné les rendez-vous en visio avec des investisseurs importants comme Jean de La Rochebrochard, associé de Kima Ventures, le fonds d’investissement de Xavier Niel, le patron de Free. Cela m’a permis de comprendre comment j’allais construire ma présentation et quelles informations attendaient les investisseurs. J’ai également écouté de nombreux podcasts sur le sujet et j’ai contacté plusieurs spécialistes du pitch pour qu’ils m’aiguillent. C’est de cette manière que j’ai récupéré gratuitement de précieux conseils qui ont fait la différence lors de la présentation. Les investisseurs du groupe ont été emballés. Ils m’ont dit « c’est bon, on te suit ». Ensuite, on a pris six mois pour déterminer ce qu’on allait faire précisément ensemble.

C’est de cette manière qu’est née la marque River Home ?

Non, tout n’a pas été aussi vite. Entretemps, Eram m’a également conseillé de prendre contact avec Rob Spiro, un Américain qui a créé Imagination machine, un start-up studio qui monte des projets à impact. Lorsque je l’ai rencontré, ça a très vite matché, et on s’est associés. On a rapidement commencé à travailler ensemble, mais avec la méthode à l’américaine que Rob utilise pour son start-up studio. Grosso modo, on savait quel marché on voulait aller chercher, celui de la décoration, mais pas comment. On s’est donc demandé comment faire pour être innovant. On a commencé par tester plusieurs concepts pour voir comment réagissait la communauté.

En premier lieu, on a monté des collections d’objets déco en édition limitée. Nos objets plaisaient, mais ne répondaient pas aux attentes du plus grand nombre pour des questions de taille, de matière… Ensuite, on a étudié la possibilité de créer une sorte d’Etsy responsable, une marketplace de créateurs et d’artisans. Le souci, c’est que la plupart des produits responsables souffraient d’un problème de design et que leurs prix étaient trop hauts, donc très difficiles à vendre. Ensuite, on a évoqué l’hypothèse de créer une plateforme de DIY (Do it yourself) pour que les utilisateurs puissent refaire leur intérieur à moindre coût. Mais aucun de ces projets n’a décollé. En revanche, ce qui fonctionnait bien, c’est notre page Instagram. On a donc décidé de continuer à développer notre communauté en ligne.

Vous n’êtes pourtant pas une spécialiste des réseaux sociaux ?

À l’époque, je n’avais pas de compte Instagram personnel… Autant dire que je partais effectivement de très loin. J’ai commencé par étudier les algorithmes du réseau social pour comprendre quels types de médias remontaient et pourquoi. On a commencé par monter une communauté avec du produit en focus… Erreur ! Il fallait au contraire humaniser notre communication et comprendre les sujets sur lesquels la communauté nous attendait. Ce n’était pas sur la création d’une nouvelle marque, mais plutôt des conseils déco, des inspirations, des histoires.

LE FAIT DE PROPOSER DU CONSEIL DÉCO PERSONNALISÉ, S’APPUYANT SUR DES ARCHITECTES DÉCORATEURS ET DE FOURNIR EN PARALLÈLE DES LISTES D’IDÉES DE PRODUITS, NOUS A PERMIS DE MULTIPLIER PAR DIX LE PANIER MOYEN DU E-SHOP

Tous les concepts que l’on avait testés (DIY, éditions limitées…) en amont et qui avaient été abandonnés, nous ont finalement servis : ils sont devenus l’ADN de notre média car il y avait une réelle appétence client. C’est de cette manière que nous avons développé naturellement notre communauté en ligne, sans jamais débourser un euro de publicité. Une stratégie payante puisque notre page Instagram revendique aujourd’hui 37 000 abonnés.

Comment avez-vous converti cette communauté en business ?

Notre page Instagram nous a servis de base pour développer notre offre. On ne s’est jamais dit « on a l’idée, on va la développer », mais au contraire « on va écouter notre communauté et ses besoins pour déployer la bonne offre et créer les bons produits ». Nous avons finalement créé River Home, version e-shop, en septembre 2020. Mais les paniers moyens n’étaient pas dingues. Au même moment, notre communauté nous a réclamés des conseils déco à domicile. On nous disait : « Je suis nul en déco, j’ai besoin de conseils. On adore vos idées, mais on n’arrive pas à les mettre en place. Vous ne voulez pas venir nous aider à consommer mieux ? ». On a dit banco et on a commencé à se déplacer chez nos clients.

Comme ça prenait énormément de temps, on a cherché à automatiser le process via la création d’une plateforme en ligne qui propose désormais trois formules : une gratuite, qui comprend un appel de 30 minutes avec une de nos architectes d’intérieur, une shopping list personnalisée et un visuel d’ambiance ; une à 89 € qui inclut en plus une vue 3D du projet ; et une dernière formule à 199 € qui permet d’obtenir le dessin d’une pièce de mobilier sur-mesure ou un plan d’aménagement.

Tout est fait pour que l’expérience client soit ultra simple et accessible à tous. L’internaute répond d’abord à un questionnaire pour que nous puissions cerner ses attentes, les styles qu’il aime, la pièce concernée par son projet déco, ses couleurs préférées, ses marques de prédilection, son budget et les problématiques à corriger : lumière, rangement, manque de couleurs…

Le test a-t-il été concluant ?

Incontestablement ! Le fait de proposer du conseil déco personnalisé, s’appuyant sur des architectes décorateurs et de fournir en parallèle des listes d’idées de produits, nous a permis de multiplier par dix le panier moyen du e-shop : on est passé de 220 € à plus de 2 000 €, hors cuisine ou salle de bain, où le budget dépasse systématiquement les 5 000 €. C’est là que notre modèle est devenu véritablement performant économiquement. Et pourtant le conseil déco, on n’y avait pas pensé au départ !

Pour répondre à tous types de demandes, j’ai développé un réseau de 70 partenaires, dont une bonne moitié de Français, d’accord pour envoyer leurs produits directement chez le client. River Home propose au total plus de 15 000 références. En dehors de nos partenaires, les objets de nos listes d’achats proviennent aussi du marché de seconde main et de l’artisanat, et nous faisons travailler les gens du coin dès que possible.

DES AMBITIONS sur le plan social

Durant le confinement, on s’est demandé avec les équipes River Home comment on pouvait aider les personnes mal logées. Avec 65 autres partenaires, on a monté le collectif “Bien chez soi” avec l’association Toit à moi.

L’idée était de redécorer des appartements à destination de sans-abris pour les aider à rebondir dans la vie. C’est de cette manière que Michel, un sans-abri nantais qui a dormi durant trois ans dans un parking, a bénéficié du coup de pouce de River Home pour redécorer l’appartement dans lequel il était hébergé en plein centre de Nantes. L’histoire est belle car Michel a désormais retrouvé un emploi et vient d’acheter l’appartement en question. Toujours sur le plan social, j’échange actuellement avec le fonds de dotation du CHU de Nantes pour redécorer les espaces destinés aux enfants malades et à leurs proches.

Sur quoi repose le modèle économique de River Home aujourd’hui ?

En dehors des forfaits payants de nos formules, aujourd’hui, River Home gagne de l’argent en prenant une commission sur chaque objet vendu dans le cadre du conseil déco et de ses shopping list. Les commissions vont de 20 à 70 % en fonction des produits et des fournisseurs. En parallèle de cette plateforme BtoC qui génère 250 projets par mois en moyenne, on développe également depuis janvier 2022 la partie BtoB auprès des hôtels, restaurants, espaces de coworking, et plus récemment des funérariums, des promoteurs immobiliers… On a ainsi réalisé une trentaine de projets, dont certains avec plusieurs millions d’euros de budget. On va aujourd’hui jusqu’à proposer du design. Cela veut dire qu’on est capables de créer un logo, une plateforme en ligne, un brief de marque, mais aussi des espaces aménagés en fonction des besoins. Et pour certaines marques, on crée aussi des collections : on dessine, on fait fabriquer, puis on fait livrer ça directement chez le client. De plus en plus d’entreprises viennent nous chercher et on touche désormais tous les secteurs.

D’autre part, comme les canapés « made in France » représentaient près de 40 % de nos ventes, on a décidé de développer nos propres modèles, traçables à 100 %, à partir de bases de nos fournisseurs. Et vu que ce marché semble porteur, on est également en train de déployer un e-shop de canapés personnalisables et “made in France”.

LE DIRIGEANT DOIT SE FOCALISER SUR LES TÂCHES OÙ IL EST LE PLUS PERFORMANT ET NE PAS HÉSITER À DÉLÉGUER TOUTES LES AUTRES.

Comment voyez-vous évoluer River Home sur le long terme ?

Au lancement en 2020, nous étions deux, dix il y a un an, et nous serons une vingtaine d’ici la fin de l’année.

Côté chiffre d’affaires, nous avons démarré avec 200 000 € en 2021 et on prévoit d’atteindre plusieurs millions d’euros cette année. Ces perspectives ont donné des idées à certains puisque je viens de recevoir deux offres de rachat : la première en mai d’un industriel français qui fait du “made in France”, et la seconde d’un promoteur immobilier français avec qui on travaille déjà. Les deux offres étaient très belles, mais pour l’instant, rien n’est signé, même si on s’est plutôt positionnés sur la deuxième. On a signé une lettre d’intention avec le promoteur immobilier. On est donc en plein audit et négociations avec l’acheteur, sachant que la vente est normalement prévue pour septembre. Une chose est sûre : je garderai des parts de la société, et même si je vends plus de la moitié du capital, je resterai présidente de River Home. Dans l’optique où la vente n’aboutirait pas, on envisage d’effectuer une levée de fonds de 2 M€ d’ici la fin de l’année. Objectif : doubler les équipes et basculer sur de l’acquisition payante sur Instagram de manière à faire exploser la communauté et continuer à faire grandir River Home et sa communauté.

river home

© River Home

Quels conseils donneriez- vous à quelqu’un qui souhaite monter un projet ?

Avant même de monter des équipes, il faut d’abord écouter ses clients via des panels. Et ne pas hésiter à limiter au maximum les sessions de brainstorming, pour au contraire poser directement les questions à sa communauté. Dernier conseil : s’entourer de personnes meilleures que soi sur tous les sujets liés à l’entreprise. Le dirigeant doit quant à lui se focaliser sur les tâches où il est le plus performant et ne pas hésiter à déléguer toutes les autres.

1. Yuka est une application mobile qui permet de scanner les produits alimentaires et d’obtenir des informations détaillées sur leur impact sur la santé.

2. Le pitch deck permet de présenter un projet à des investisseurs de manière claire, rapide et percutante.